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Prologue et dialogue entre Socrate et Zénon Parménide, 126a1-128e4 (Traduction(1) Bernard SUZANNE, © 2003)
[126a] Lorsque(2) nous arrivâmes à Athènes venant de chez nous à Clazomènes(3), sur la place publique(4), nous tombâmes par hasard sur Adimante et Glaucon(5) et, me prenant la main, Adimante déclara : « Bienvenue, Céphale !(6) Et si tu as besoin de quelque chose d’ici qui soit en notre pouvoir, parle ! » « Mais justement », dis-je, « je suis en effet venu pour cela même : je vais avoir besoin de vous. » « Tu n’as qu’à exprimer ton besoin », déclara-t-il. [126b] Et moi, je dis : « Votre frère, celui qui a la même mère que vous, quel était son nom ? Je ne m’en souviens plus. Car c’était en quelque sorte un enfant la première fois que je vins ici de Clazomènes, il y a déjà bien longtemps de cela. En tout cas, pour ce qui est de son père, je crois que Pyrilampe était son nom. »(7) « Tout à fait », déclara-t-il, « et le sien Antiphon. Mais que veux-tu savoir au juste ? » « Ceux que voici », dis-je, « sont de mes concitoyens, tout à fait philosophes. Ils ont entendu dire que cet Antiphon avait eu la chance de rencontrer de nombreuses fois un certain Pythodore(8), [126c] disciple de Zénon, et que les paroles qui furent échangées jadis par Socrate, Zénon et Parménide, les ayant de multiples fois entendues de Pythodore, il en garde le souvenir. »(9) « Tu dis vrai », déclara-t-il. « C’est celles-ci qu’à présent », dis-je, « nous souhaitons entendre de lui. » « Mais ce n’est pas difficile », déclara-t-il, « car, lorsqu’il était adolescent, il s’y appliqua du mieux qu’il put, quoique à la vérité, maintenant, à l’image de son grand-père et homonyme, c’est à l’équitation qu’il passe le plus clair de son temps.(10) Mais s’il le faut, allons chez lui. Car il vient juste de s’en aller d’ici pour aller chez lui et il habite tout près, à Mélitè. »(11) [127a] Ce disant, nous nous mîmes en marche et nous trouvâmes Antiphon chez lui, en train de donner au forgeron un mors à apprêter. Lors donc qu’il se fut débarrassé de celui-là, ses frères lui dirent ce pourquoi nous étions là, il me reconnut de mon premier séjour et me salua avec empressement, et, prié par nous d’exposer intégralement les paroles [échangées], tout d’abord il hésita—car, disait-il, c’est beaucoup de travail—, puis pourtant il fit le récit complet.
Antiphon déclara donc alors que Pythodore disait(12) qu’étaient arrivés un jour en vue des grandes Panathénées(13) [127b] Zénon et Parménide. Parménide, c’est sîr, était déjà bien vieux, très grisonnant, mais de belle et noble apparence(14), âgé d’environ soixante-cinq ans ; Zénon pour sa part était alors proche des quarantes ans, mais de bonne taille et gracieux à voir(15), et il se disait qu’il était devenu l’aimé(16) de Parménide. Il déclara qu’ils étaient descendus chez [127c] Pythodore, hors les murs au Céramique(17), où alors étaient aussi venus Socrate et certains autres avec lui en grand nombre, désirant entendre [lire] les écrits de Zénon—ceux-ci étaient alors en effet introduits par eux pour la première fois—Socrate d’ailleurs était alors fort jeune.(18) Donc Zénon leur en donna lecture, mais Parménide se trouvait par hasard être dehors. Et il ne restait plus que très peu de mots à lire(19) lorsque [127d] lui-même survint, déclara Pythodore, venant de dehors, et Parménide avec lui et Aristote, celui qui devint un des Trente(20), et ils n’entendirent alors que quelques petites [lignes] des écrits, sauf lui cependant, car il l’avait entendu auparavant de Zénon. Socrate donc, ayant entendu, demanda de lire à nouveau la première hypothèse du premier argument(21) et, après qu’elle eut [127e] été lue, « Que veux-tu dire », déclara-t-il, « Zénon, par ça : que, si c’est nombreux, les étants(22), par suite il leur faut être identiques et différents(23), mais alors c’est impossible, car les différents ne sont pas plus capables d’être identiques que les identiques différents ? N’est-ce pas ainsi que tu parles ? » « Ainsi », déclara Zénon. « Donc, n’est-ce pas, s’il est impossible que les différents soient identiques et les identiques différents, impossible alors aussi que ça soit nombreux, car, pour peu que ça soit nombreux, ça subirait ces impossibles ?!(24) Est-ce donc ça que veulent dire tes arguments, rien d’autre que de soutenir à toute force jusqu’au bout contre tout ce qui se dit que ça n’est pas nombreux ? Et de cela même, tu estimes, toi, que chacun de tes arguments est une preuve, de sorte que tu penses aussi fournir autant de preuves que tu as écrit d’arguments que ça n’est [128a] pas nombreux ? Est-ce là ce que tu veux dire ou bien est-ce moi qui ne comprend pas correctement ? » « Mais non », déclara Zénon, « tu as bien saisi ce que, dans l’ensemble, veut dire cet écrit. » « Je comprends », dit Socrate, « Parménide, que Zénon ici présent veut se rendre proche non seulement par tout ce qui lui reste d’affection pour toi(25), mais encore par les écrits. C’est en effet la même chose que toi qu’il a écrite, en quelque sorte, mais en la retournant pour essayer de nous donner l’illusion qu’il dit quelque chose d’autre. Car toi d’un côté, dans tes ouvrages(26), tu dis qu’un est le [128b] tout(27), et de cela, tu fournis bel et bien des preuves. Mais celui-ci à son tour dit que ça n’est pas nombreux(28) et des preuves, lui-même en fournit de tout à fait nombreuses et de taille tout à fait respectable.(29) Ça donc, l’un le déclare un et l’autre, non nombreux, et à parler ainsi, chacun des deux, de manière à paraître n’avoir rien dit de pareil en disant quelque chose d’à peu près pareil, c’est par dessus nos têtes à nous autres que nous semble être dit ce qui est dit. » « Oui », déclara Zénon, « Socrate, mais toi, tu n’as pas tout à fait perçu la vérité de mes écrits. Et pourtant [128c] c’est assurément comme les chiennes de Laconie(30) que tu chasses et suit à la trace ce qui est dit. Mais tout d’abord, ce qui t’échappe, c’est que mon écrit ne se glorifie pas du tout ainsi, comme s’il avait été écrit en pensant cela même que tu dis, et en se faisant passer aux yeux des hommes pour un grand accomplissement. Mais d’une part, tu parles, toi, d’une des conséquences fortuites(31), et d’autre part ces écrits, c’est à la vérité un secours au discours de Parménide face à ceux qui entreprennent [128d] de le railler au motif que, si c’est un, il arrive au discours de subir de nombreuse [conséquences] ridicules et contraires à lui-même.(32) Ainsi donc, cet écrit répond par un discours contraire(33) à ceux qui parlent des nombreux et retourne en échange ça et plus encore en voulant montrer ceci, que ce sont des [conséquences] plus ridicules encore que subirait leur hypothèse : « si c’est nombreux », que celle(34) du « c’est un », pour peu que l’on aille comme il faut jusqu’au bout. Mais c’est à cause de ce désir de vaincre lié au fait que j’étais jeune que je l’ai écrit. Et quelqu’un m’en déroba un exemplaire écrit si bien qu’il n’a pas été possible de se demander [128e] s’il fallait le produire à la lumière ou pas.(35) Voilà donc ce qui t’échappe, Socrate, dans la mesure où tu penses qu’il fut écrit non du fait du désir de vaincre d’un jeune homme, mais du désir de briller d’un homme plus âgé(36). Ceci étant, comme je l’ai déjà dit, tu n’as pas donné une trop mauvaise image.(37) »
[vers la section suivante]
(1) Sur les principes qui ont présidé à cette traduction, les raisons qui m’ont conduit à ne pas traduire les mots grecs eidos, idea et genos, les textes grecs que j’ai utilisé et les traductions antérieures que j’ai consultées, voir l’introduction aux extraits traduits du Parménide. (⇐)
(2) Le mot grec traduit par « lorsque », qui est le premier mot du dialogue, est epeidè. Un participant à une liste de distribution sur Internet consacrée au Parménide à laquelle je suis inscrit, qui intervient malheureusement sous un pseudonyme, si bien que je ne puis donner son nom, ne le connaissant pas, a fait récemment remarquer que cette suite de lettres (rappelons-nous que, du temps de Platon, on écrivait un texte en mettant toutes les lettres à la suite, sans espaces entre les mots, sans accents et sans ponctuation ; voir un exemple de ce que cela pouvait donner sur une autre page de ce site) pouvait aussi se lire ep’ eidè, c’est-à-dire « en ce qui concerne les eidè » (le ep’ est la forme élidée de epi devant une voyelle). Ce n’est certes qu’un jeu de mots, et il est impossible de douter de la manière d’interpréter ces lettres dans leur contexte, mais quand on sait que plusieurs traditions insistent sur le soin que Platon mettait à la composition de ses dialogues (cf. par exemple Denis d’Halicarnasse, De l’arrangement des mots, 25, qui dit que « Platon, à l’âge de quatre-vingt ans, ne cessait pas de peigner et de friser ses dialogues, et de les remettre en forme de toutes les manières possibles », et poursuit en faisant référence à un tradition, transmise aussi par Diogène Laerce (DL, III, 37), selon laquelle on aurait retrouvé plusieurs version du début de la République), on peut penser que cette discrète annonce de ce qui sera l’un des thèmes majeurs du dialogue n’est pas fortuite. (⇐)
(3) Clazomènes, cité ionienne d’Asie Mineure, était la patrie d’Anaxagore, qui y naquit vers 500 avant J.C. Anaxagore passa une trentaine d’années de sa vie à Athènes, où il devint l’ami de Périclès (cf. Alcibiade, 118c, Phèdre, 270a, et aussi Plutarque, Vie de Périclès, 4, 4 - 5, 1) avant d’en être chassé suite à un procès intenté contre lui vers 431 par les opposants politques de Périclès, qui poursuivirent aussi, vers la même époque, d’autres proches de Périclès tels Aspasie et Phidias, sans doute en fait pour attaquer indirectement Péricès lui-même (cf. Plutarque, Vie de Périclès, 32). Il mourut en 428 dans sa ville natale où il était retourné. Un des éléments importants de sa philosophie, auquel fait plusieurs fois référence le Socrate de Platon, est l’introduction d’un principe qu’il appelle « nous », un mot grec qui signifie « esprit » ou « intelligence », qui serait l’ordonnateur de l’univers (cf. Cratyle, 413c), et qui, au dire de Plutarque (Vie de Périclès, 4, 4) et de Diogène Laërce (DL, II, 6), lui valut le surnom de « Nous » (qui, étant sans doute ironique, pourrait se traduire là par « Grosse Tête »). Malheureusement, si l’on en croit le Socrate du Phédon, qui nous raconte à l’heure de sa mort comment il avait été séduit, jeune, par la philosophie d’Anaxagore, justement du fait de ce principe, l’usage qu’en faisait Anaxagore dans son œuvre était pour le moins décevant (cf. Phédon, 97c-99d). Le choix de l’origine du narrateur du dialogue n’est sans doute pas innocent, et veut probablement nous inciter à penser à Anaxagore, et donc à comparer les doctrines éléatiques de Parménide et Zénon avec celles d’Anaxagore. (⇐)
(4) Le mot grec que je traduis par « place publique » est agora. L’agora d’Athènes était en fait un vaste espace au centre de la ville, au pied de l’Acropole, où se cotoyaient bâtiments publics et étals de marchands, à la fois marché et lieu de rencontre (voir le plan de l’agora ailleurs sur ce site). (⇐)
(5) Adimante et Glaucon sont les deux frères de Platon qui sont les interlocuteurs de Socrate dans la République. (⇐)
(6) Le Céphale dont il est question ici n’a rien à voir, en dehors du nom, avec le Céphale chez qui se déroule, au Pirée, la discussion rapportée dans la République, et qui dialogue brièvement avec Socrate au début de ce dialogue, avant de laisser la place à son fils Polémarque. Le Céphale de la République est un personnage historique, Syracusain d’origine et marchand d’armes, qui s’installa à Athènes à la demande de Périclès et qui fut le père, non seulement de Polémarque, mais de l’orateur Lysias. Du Céphale de Clazomènes dont il est ici question, nous ne savons rien d’autre que ce qu’en dit Platon, et il est fort possible que ce soit une création de Platon. Ce que nous pouvons néanmoins noter, c’est que son nom signifie « tête » en grec, nom qui n’est pas sans rapport avec le nous dont parlant son compatriote Anaxagore, puisque la tête est le réceptacle de la partie pensente de notre âme, celle qui nous rend capable de penser et qu’on peut donc assimiler au nous. (⇐)
(7) La mère de Platon s’appelait Perictionè et son père Ariston. Outre Platon, ils eurent ensemble Adimante et Glaucon, ainsi qu’une fille, Potonè, qui sera la mère de Speusippe, le premier successeur de Platon à la tête de l’Académie. Après la mort d’Ariston, qui mourrut alors que Platon était encore jeune, Périctionè se remaria avec un certain Pyrilampe, dont elle eut un fils, Antiphon, celui dont il est ici question et qu’il ne faut pas confondre avec l’orateur du même nom. Cet Antiphon était donc le demi-frère de Platon, Adimante et Glaucon. (⇐)
(8) En Alcibiade, 119a, Socrate mentionne un certain Pythodore, disant de lui qu’il aurait payé cent mines (une somme énorme) pour les leçons de Zénon. Il est probable qu’il s’agit du même personnage, inconnu par ailleurs. (⇐)
(9) Le fait que Céphale et ses amis philosophes cherchent à rencontrer Antiphon, et non Socrate lui-même, laisse entendre que la scène se passe après la mort de Socrate en 399 avant J.C. (⇐)
(10) Pour décrire les deux types d’activité auxquelles s’est successivement consacré Antiphon, Platon utilise deux verbes distincts dont les connotations ne sont pas les mêmes. En ce qui concerne l’attitude d’Antiphon adolescent vis à vis des paroles (logous) de Socrate, Zénon et Parménide, il dit qu’il « autous eu mala diemeletèsen » (que j’ai traduit par « il s’y appliqua du mieux qu’il put »). Le verbe diameletan, dont dieleletèsen est l’aoriste, est formé du préfixe dia-, qui indique ici une idée d’achèvement, de complétude, et du verbe meletan, qui signifie « prendre soin de, s’occuper de, pratiquer, s’exercer ». Le verbe implique une attitude active et positive, un intérêt pour ce que l’on fait et auquel on apporte du soin. Outre le dia- inclus dans le verbe, qui implique que cet intérêt n’est pas simplement passager, mais poussé le plus loin possible, les adverbes eu (« bien, avec bonheur ») et mala (« beaucoup, tout à fait ») ne font que renforcer l’idée que cette activité était pour lui l’objet d’un soin particulièrement intense. Par contraste, l’intérêt actuel d’Antiphon pour l’équitation est décrit en disant que « ta polla diatribei » (que j’ai traduit par « il passe le plus clair de son temps »). Le verbe diatribein ajoute le même préfixe dia- au verbe tribein qui signifie, lui, au sens propre « frotter, user » et par analogie « fatiguer » ou encore « s’user à », c’est-à-dire « pratiquer intensément ». Diatribein signifie en particulier « passer son temps » dans le sens de « user le temps », c’est-à-dire initialement dans un sens moins positif que diameletan, voire même dans le sens de « perdre son temps », même si le verbe peut avoir à l’occasion une connotation plus positive. Quant à l’expression adverbiale qui complète ce verbe, ta polla, elle évoque l’idée de multitude, de grand nombre (ici implicitement d’instants), dont il va être longuement question dans la suite du dialogue et qui n’est pas non plus connotée de manière très positive, au contraire du eu utilisé auparavant, qu’on retrouve en particulier dans le mot eudaimonia, « bonheur », c’est-à-dire situation de celui ou celle qui est eudaimôn, doté d’un bon daimôn (on pourrait presque dire « d’un bon ange gardien ») ou dans la formule de politesse au début ou à la fin de lettres (et en particulier au début de toutes les lettres de ou attribuées à Platon après le nom du ou des destinataires) « eu prattein », qui signifie au sens propre « Agis bien », c’est-à-dire quelque chose comme « Porte-toi bien ! ». Tout ceci pour dire que ces remarques sur le changement de centre d’intérêt d’Antiphon sont probablement destinées à nous fiare nous demander quelle est l’efficacité des enseignements de Parménide sur ceux qui, comme Antiphon, en sont tombés amoureux dans leur jeunesse au point d’apprendre par cœur un long dialogue très abstrait qu’il a eu avec Socrate et Zénon du temps de la jeunesse de Socrate.(⇐)
(11) Mélitè est le nom d’un quartier d’Athènes à l’ouest de l’agora (cf. carte d’Athènes intra-muros au temps de Socrate et Platon). (⇐)
(12) Nous sommes donc à partir de maintenant en train d’écouter le récit fait par Céphale à on ne sait qui d’un récit qui lui a été fait par Antiphon d’un récit que celui-ci tenait de Pythodore d’une conversation entre Socrate, Zénon et Parménide !… (⇐)
(13) Les grandes Panathénées étaient des festivités particulièrement somptueuses célébrées tous les quatre ans en juillet à Athènes en l’honneur d’Athéna, la troisième année de chaque Olympiade à l’occasion de la fête annuelle des Panathénées, qui constituaient en quelque sorte la fête nationale d’Athènes. Elles étaient l’occasion de concours gymniques où les prix étaient des amphores d’huile provenant des olivier sacrés d’Athéna, et culminaient dans une procession, la pompè, qui portait jusqu’au sanctuaire de la déesse sur l’Acropole le vêtement brodé destiné à habiller sa statue, et à laquelle participaient tous les corps constitués de la cité. Ce n’était pas, comme les jeux olympiques, une manifestation panhéllénique regroupant des délégations de toutes les cités grecques, mais il y venait néanmoins de nombreuses délégations des colonies d’Athènes, et sans doute des visiteurs d’autres cités encore ou des gens qui voulaient en profiter pour se faire connaître. C’est aussi dans le contexte des Panathénées que sont situés le Timée et le Critias (cf. Timée, 21a2 et 26e3, ou la fête n’est pas nommée explicitement, mais où les références à « la déesse » sans autres précisions et dans un contexte assez « patriotique » suggèrent qu’il s’agit bien d’Athéna). (⇐)
(14) L’expression traduite par « de belle et noble apparence » est kalon kagathon tèn opsin. Kalos kagathos est une formule toute faite, contraction de kalos kai agathos, mot à mot, « beau et bon », utilisée pour caractériser l’« honnête homme », qui a même donné naissance à un substantif, kalokagathia, servant à désigné l’attitude d’honnêteté et de probité d’un homme kalos kagathos. On notera que, pour les grec, cette expression qui décrit un certain « idéal » de l’homme, une forme d’« excellence (aretè) », associe le beau et le bon, c’est-à-dire l’apparence extérieure (kalos) et l’attitude intérieure (agathos) comme s’il n’était pas possible que quelqu’un de bon ne soit pas aussi beau, que l’apparence extérieure ne reflète pas l’attitude intérieure (c’était d’ailleurs un des problèmes qu’avait Socrate avec ses concitoyens, puisque tous s’accordent à dire qu’il n’était pas beau). Platon accentue ici cette assosiation, puisqu’il utilise kalos kagathos pour qualifier l’opsin de Parménide : opsis, c’est à la fois la vue, l’œil en tant qu’organe de la vue et l’aspect, l’apparence, l’air, en tant que ce qui tombe sous le regard. En ce sens, opsis est donc presque synonyme d’eidos et d’idea dans leur sens premier. Dans un dialogue où ces concepts sont au cœur des préoccupations, cette manière de décrire Parménide n’et sans doute pas innocente. (⇐)
(15) Comme pour Parménide, Platon nous décrit l’apparence de Zénon, mais, pour lui, rien ne s’applique à l’attitude intérieure. Il est dit eumèkè kai charienta idein. Eumèkès est un adjectif formé en ajoutant le préfixe eu- (« bien ») à mèkos, qui signifie « longueur », et en modifiant la terminaison pour en faire un adjectif. On ne s’intéresse donc ici qu’à la taille de Zénon, qui est jugée « convenable ». Le second adjectif, charieis, dérivé de charis, « ce qui réjouit, grâce, charme, plaisir, faveur », est un adjectif qu’on attendrait plutôt pour décrire une femme, du moins lorsqu’il s’applique à ce qui se donne à voir (idein), car il peut aussi, dans d’autres contextes, signifier « qui fait de bonne grâce ce qu’on lui demande », d’où « qui s’entend à, habile, connaisseur » (mais on verra dans la suite du dialogue que ce n’est pas franchement la bonne grâce qui caractérise Zénon, qui refusera de faire une démonstration des méthodes de son maître et lui laissera cette lourde tâche). Ce qui est ici qualifié de « gracieux » chez Zénon, c’est l’idein, infinitif aoriste d’un verbe signifiant « voir » qui est à la racine du mot idea. Alors qu’en nous disant de Parménide qu’il était kalos kagathos, on impliquait quelque chose de son caractère et pas seulement de son aspect, de Zénon, on ne nous décrit que l’effet qu’il produit sur les autres : être kharieis, c’est étymologiquement chairein (« réjouir ») les autres. (⇐)
(16) « Aimé » traduit le grec paidika, terme utilisé pour désigner le jeune garçon qui était l’aimé, le favori dun homme plus âgé dans les relations pédérastique (du grec pais, paidos, jeune enfant, + erastès, qui aime) qui avaient cours en Grèce au temsp de Socrate et Platon. Ces relations ne sont connues des gens présents que par un logos (« il se disait (legesthai) » et, bien que le verbe gegonenai (« était devenu ») soit au parfait, qui implique une permanence dans le passé se continuant dans le présent, étant donné l’âge des deux intéressés, on peut penser que Zénon, à quarante ans, n’était plus le paidika de Parménide. (⇐)
(17) Quartier d’Athènes qui devait son nom soit au dème Céramée, soit aux potiers (kerameus, de keramos, « terre de potier, argile »), et qui était à cheval sur les murs de la ville. Intra muros, le Céramique incluait l’agora. Hors les murs, c’était un quartier résidentiel où se trouvait le cimetière des morts pour la patrie. (⇐)
(18) Il devait avoir alors vingt ans environ, ce qui situe la discussion supposée avec Parménide vers 450 avant J.C., puisque Socrate est né en 469 ou 470 avant J.C., si effectivement il avait, comme il le dit, soixante-dix ans (cf. Criton, 52e3-4) à sa mort en 399. On a très peu d’informations sur les dates de naissance et de mort de Parménide, et toute cette introduction au Parménide est l’une des sources majeures pour tenter de les reconstituer. Mais toute la question est de savoir si Platon raconte un événement historique ou si le Parménide est une construction imaginaire de sa part. Et dans ce second cas, cherche-t-il la vraisemblance historique ou s’est-il permis, à près d’un siècle de l’événement supposé (si Platon, mort en 347 avant J.C., a écrit le Parménide quelques années avant sa mort, cela nous place aux alentours de 355, soit effectivement à peu près un siècle après l’époque où Socrate avait 20 ans), d’en prendre à son aise avec l’histoire. Et en effet, s’il n’y avait ces informations de Platon, les historiens de la philosophie seraient tentés de reculer les dates de Parménide. D’après les informations fournies par Diogène Laërce (Vies, IX, 23), on peut supposer que Parménide serait né vers 544-541 avant J.C., ce qui lui ferait plus de 90 ans, et non 65, à la date supposée de l’entretien du Parménide. Avec une telle date de naissance, Socrate n’était pas encore né lorsque Parménide avait 65 ans, quelque part entre 479 et 476 ! Que le Parménide, comme d’ailleurs tous les dialogues, ne soit pas le récit d’un entretien réel que Socrate aurait eu dans sa vie, c’est bien évident. Platon n’était pas un journaliste, ni même un historien, et son propos, en écrivant ses dialogues, n’était bien sûr pas d’écrire une biographie par épisodes de Socrate, mais, en restant plus fidèle à l’esprit qu’à la lettre de son maître, d’en faire le guide de ses lecteurs dans un programme éducatif entièrement concocté par lui. Et son programme requérait une confrontation entre Socrate et Parménide, ou au moins ses thèses. C’est donc probablement en trichant un peu avec la vraisemblance historique qu’il a opté pour une confrontation directe, celle qu’il imagine dans le Parménide. C’est pourquoi la précision « historique » n’est pas de mise dans l’analyse du dialogue au delà de ce que veut bien nous dire Platon. Peu importe au final que cet entretien imaginaire soit supposé se passer en juin ou juillet 449 (comme peuvent le déterminer ceux qui savent que les grandes Panathénées se situent la troisième année de chaque Olympiade, et que l’Olympiade la plus probable pour que Socrate y soit autour de 20 ans est la 82émé, qui a commencé en août 452) puisqqque Platon ne fait allusion à aucun événement historique qui serait important pour la compréhension du dialogue. Ce qu’il veut que nous ayons présent à l’esprit, il nous le dit : que Parménide est alors un vénérable vieillard de noble apparence, qui’ est accompagné d’un gracieux Zénon qui a l’âge d’être son fils, que Socrate, lui, est allors un tout jeune homme qui n’a sans doute guère plus de 20 ans, que la discussion se passe dans un faubourg cossu d’Athènes, chez un dénommé Pythodore, au moment de la grande fête solennelle en l’honneur de la déesse Athéna, patronne et éponyme d’Athènes, et qu’elle nous est racontée, plus d’un demi-siècle plus tard, après la mort de Socrate, par un homme de Clazomènes qui la tient lui-même d’un certain Antiphon, demi-frère de Platon, qui en avait appris par cœur les termes lorsqu’il était adolescent et fréquentait Pythodore, l’hôte de Parménide lors de l’entretien avec Socrate, qui devait être un vieillard à cette époque (puisqu’Antiphon, plus jeune que Platon, né en 427, n’a pu naître avant 420 environ, et donc était adolescent vers 410-405, soit à une époque où un Pythodore adulte au temps de l’entretien ne pouvait avoir moins de 70 ans). A nous ensuite de voir ce que tout cela peut signifier pour la compréhension du dialogue… (⇐)
(19) Le texte grec est einai panu brachu eti lopion tôn logôn anagignôskomenôn, mot à mot « être beaucoup court encore le reste des logôn étant lus ». La question est de savoir dans quel sens il faut prendre logôn.Je le prends dans le sens minimaliste de « mots » plutôt que de préjuger d’un sens plus dense comme le font ceux qui traduisent par « arguments » en anticipant la suite. Platon nous dit simplement que les paroles (sens premier de logoi) de Zénon lisant son traité tiraient à leur fin et nous n’avons encore aucun élément fournis par le dialogue pour préjuger du contenu des écrits (grammatôn) de Zénon. Il est donc prématuré de parler d’arguments, même si c’est un des sens possibles de logos. (⇐)
(20) « L’un des Trente », c’est-à-dire l’un des trente dirigeants qu’on a pris l’habitude d’appeler les Trente Tyrans, qui prirent le pouvoir dans l’Athènes vaincue, en 404, au terme de la guerre du Péloponnèse, avec l’appui de Sparte, le vainqueur, et qui firent régner dans Athènes un tel régime de terreur qu’au bout d’à peine plus d’un an, il furent renversés par un soulèvement démocratique dans lequel un certain nombre d’entre eux, dont Critias, cousin de Platon qui en était l’un des leaders, et Charmide, un autre proche parent de Platon (tous deux mis en scène dans le Charmide), perdirent la vie. On trouve en effet un Aristote vers la fin de la liste des Trente que donne Xénophon en Hélléniques, II, 3, 2. En 137c, Aristote lui-même se présente comme le plus jeune de l’assemblée, plus jeune donc que Socrate, dont on a dit qu’il devait avoir une vingtaine d’années au moment du dialogue. C’est donc encore un adolescent à l’époque. Le nom d’Aristote ne peut pas ne pas faire penser à celui qui fut pendant les vingt dernières années de la vie de Platon, son élève, puis son collègue, à l’Académie. Il est clair que les licences que prend Platon avec l’histoire (cf. note 18) ne vont pas jusqu’à imaginer une rencontre entre Parménide, Socrate et cet Aristote-là. Mais le choix d’un personnage de ce nom, quand bien même il s’agirait, comme c’est le cas ici, d’un personnage « historique », peut néanmoins ne pas être innocent de la part de Platon et cacher un avertissement du maître à son plus brillant élève. Mais ceci est une autre affaire, qui sera discutée ailleurs… Notons simplement pour l’instant que la seule chose qu’on nous dit à propos de celui qui, comme on le verra bientôt, va servir d’interlocuteur à Parménide pendant près des trois quarts du dialogue, c’est qu’il devint un tyran !… Et rappelons-nous aussi qu’un des reproches qui fut fait à Socrate, c’est d’avoir eu parmi ses « auditeurs » Critias, qui devint lui aussi « l’un des Trente »… (⇐)
(21) On retrouve ici le mot logos, mais dans l’expression tèn protèn hupothesin tou protou logou. Cette fois, puisqu’il est question d’un logos parmi d’autres, le premier en l’occurrence, à l’intérieur d’un même ouvrage, celui qui vient d’être lu, et de plus d’un logos dans lequel on peut en particulier isoler différentes « hypothèses », puisque Socrate demande qu’on relise seulement la première de ces hypothèses, on peut penser que logos décrit une partie seulement de l’ouvrage, structurée en hypothèses, développements et conclusions, dont l’écrit de Zénon compte apparemment plusieurs, et la traduction par « argument » est justifiée. Mais il ne faut jamais perdre de vue que s’il n’est pas possible au traducteur de trouver un unique terme pour traduire en français les multiples sens du mot logos, pour les grecs, c’était un seul mot qui recouvrait une multitude de sens distincts pour nous. Et il est quasiment impossible d’imaginer l’influence que pouvait avoir sur les modes de pensée des grecs d’alors ce simple fait qu’il n’avaient qu’un seul mot pour désigner des réalités aussi différentes que mot, parole, discours, argument, définition, raison, récit, compte, compte-rendu, etc. Ici où est en train de naître le raisonnement logique, les mots « techniques » manquent pour en analyser toutes les composantes. (⇐)
(22) « Si c’est nombreux, les étants » traduit le grec ei polla esti ta onta. Ta onta, le sujet de la phrase, est le nominatif pluriel neutre substantivé par l’article du participe présent du verbe einai, « être ». C’est pour rester plus près du grec que je traduis donc par « les étants » plutôt que par « les êtres » (infinitif substantivé), mais il ne faut pas tirer Hiedegger avec cette traduction !. Une autre traduction possible serait « tout ce qui est, l’ensemble de ce qui est », car les grecs pensent ce neutre pluriel comme un collectif, comme le montre le fait, usuel en grec avec un sujet au neutre pluriel, que le verbe, esti, est à la troisième personne du singulier (c’est encore le verbe einai). On pourrait donc traduire : « l’ensemble de ce qui est est nombreux ». Et c’est pour garder le verbe au singulier et rendre un peu de cette manière de penser des grecs que j’ai introduit devant un « est » au singulier un démonstratif neutre sujet, « *c’*est », qui n’est pas dans le grec (pas explicitement en tout cas, car, comme en grec, on utilise le plus souvent les verbes sans pronom sujet, on peut dire que le pronom neutre est implicite dans le verbe), ce qui permet aussi de mieux respecter l’ordre des mots grecs. Quant à polla, l’attribut, qui est lui aussi au neutre pluriel (malgré le verbe au singulier), je le traduis par « nombreux », plutôt que par « multiple » pour éviter qu’on ne tire trop vite dans ce texte les discussions sur « l’un et le multiple » qu’ont produites 25 sièces de commentaires de Parménide et de Platon. « Nombreux » est le sens premier de polus, et je m’y tiendrai, même lorsqu’il est substantivé, justement pour mieux faire sentir ce que pouvait éprouver un grec face à ces faits de langue. (⇐)
(23) « Identiques et différents » traduit le grec homoia kai anomoia. Pour rendre en français la communauté de racine des deux mots grecs qui sont les contraires, il vaudrait mieux traduire par « semblables et dissemblables ». Les raisons qui me font préférer malgré tout cette traduction deviendront plus claire dans la suite et je m’en expliquerai plus loin, dans un contexte où il sera plus facile de mettre en évidence l’ambiguïté que je souhaite conserver dans ces mots (voir en particulier la note 3 à la traduction de la première partie de la discussion entre Socrate et Parménide).. (⇐)
(24) « Impossible que ça soit nombreux » traduit le grec adunaton polla einai, et « pour peu que ça soit nombreux » traduit ei polla eiè. Certains traducteurs traduisent ces textes comme si polla était maintenant devenu le sujet d’un einai d’existence pris absolument : « il est impossible que le multiple existe, parce que, le multiple une fois posé… » (Diès) ; « il est impossible que le multiple existe, parce que, s’il existait… » (Chambry) ; « il est impossible qu’une pluralité soit ; car, s’il existait une pluralité… » (Moreau). Mais, bien que cette option soit grammaticalement possible si l’on accepte la substantivation de l’adjectif polla bien qu’il ne soit pas précédé de l’article, plusieurs raisons s’opposent à ce type d’analyse du texte. La première est que, non seulement l’adjectif n’est pas précédé de l’article, ce qui rend malgré tout difficile de le comprendre comme un substantif, mais surtout, lorsque Socrate veut parler de « la pluralité » ou « la multitude », il dispose d’un autre mot, un substantif en l’occurrence, qu’on va le voir employer plus tard : to plèthos (129b6, 129c8, 129d8). La seconde est le parallélisme des formules entre ei polla esti ta onta qu’on a rencontré plus haut et qui était sans doute l’hypothèse formulée par Zénon, et les formules que l’on trouve ici, et qu’on peut sans difficultés comprendre comme reprenant cette même formule, au temps du verbe einai près, à chaque fois différent du fait de l’intégration dans des constructions grammaticales différentes, en sous-entendant simplement le sujet (ta onta), le grec ne nécessitant pas de pronom sujet dans un tel cas. Il n’y a donc aucune raison de ne pas continuer à voir polla comme un attribut d’un sujet implicite, toujouts le même. Dans cette perspective, je continue à utiliser comme sujet un démonstratif neutre, « ça », faute d’un pronom personnel neutre en français, pour rendre le sujet implicite ta onta d’un verbe au singulier (le second, eiè, en tout cas, puisque le premier, einai est un infinitif ; mais la proximité des deux formules impose de leur voir le même sujet). En outre, sur le plan de la dramaturgie, il ne faut pas perdre de vue que l’ambiguïté de telles formules était inhérente au grec, que Parménide et Zénon devaient en jouer dans des raisonnements où ils se complaisaient dans l’abstraction, qu’ils n’ont ici en face d’eux qu’un Socrate de vingt ans environ, qui de plus est ici justement en train d’essayer de clarifier ce qu’il vient d’entendre de la bouche de Zénon (son intervention commence par « pôs touto legeis », « que veux-tu dire par ça »). Mais on peut penser que lui du moins ne va pas jouer des ambiguïtés de la langue et va essayer de comprendre les formules qu’il reprend de Zénon dans leur sens le plus naturel. (⇐)
(25) Le mot grec que j’ai traduit par « affection » est philia, généralement traduit par « amitié ». Du fait de ce qui a été dit dans la présentation de Zénon sur ses relations antérieures avec Parménide, le terme « affection » me semble plus ouvert sur des relations sans doute plus ambiguës qu’une simple amitié, et pas nécessairement à connotation sexuelle : vu la différence d’âge, on peut penser aussi que Zénon voit en Parménide comme une sorte de père spirituel. D’ailleurs, le verbe traduit par « se rendre proche » est oikeioun, construit sur la racine oikos, « maison », via l’adjectif oikeios qui signifie « de la maison » ou « de la famille », c’est-à-dire « apparenté, familier, intime ». Bref, Zénon voudrait faire partie de la famille de Parménide, vivre à demeure chez lui. Mais en même temps, la formulation utilisée par Socrate entretient l’ambiguïté, car il dit que Zénon veut tèi allèi sou philia ôikeiôsthai, mot à mot « par l’autre/le reste de-toi affection se-rendre-proche ». La question est de savoir quel sens donner à ce allèi. Le sens premier de allos est « autre ». Mais, utilisé comme ici entre l’article et le nom, il peut signifier soit « l’autre », soit « le reste de ». J’ai retenu ce second sens, mais il n’est pas impossible, après qu’on nous ait dit en présentant Zénon qu’« il se disait qu’il était devenu l’aimé de Parménide », que Socrate fasse ici une discrète allusion à l’« autre » forme d’« affection » que pouvait éprouver Zénon pour Parménide… Bref, à l’ambiguïté que Zénon semble cultiver dans ses arguments, Socrate répondrait par l’ambiguïté des propos qu’il tient sur lui pour mettre en évidence l’ambiguïté de ses relations avec Parménide, non seulement au plan des relations affectives, mais encore (c’est la seconde partie de la phrase) au plan des idées et de l’activité littéraire. Et nous voyons là un jeune Socrate de 20 ans ironiser sur un grand gaillard (eumèkè) de quarante ans un peu maniéré (charienta idein, cf. note 15) qui suit comme un toutou un vieillard de 65 ans dont il essaye de s’approprier les thèses… (⇐)
(26) « Dans tes ouvrages » traduit le grec en tois poièmasin. Poièmasin est le datif pluriel de poièma, dérivé du verbe poiein, qui a se sens très général de « faire ». Au sens premier, poièma c’est donc tout ce qu’on fait, avant de prendre le sens plus spécifique de « poème » (le mot français qui en est dérivé), c’est-à-dire d’ouvrage en vers (de même que le poiètès est au sens premier le « fabriquant », l’« artisan », avant d’être l’« auteur » dans un sens très général, et finalement l’auteur de vers, c’est-à-dire le « poète »). Auparavant, Socrate a dit que Zénon voulait ôikeiôsthai tôi suggrammati, « se rendre proche par les écrits ». Le mot suggramma renvoie à quelque chose d’écrit, et plus spécialement à des écrits en prose, par opposition justement à poièma. Dans la mesure où l’on sait, à partir du peu qui nous en reste, que l’ouvrage de Parménide se présentait sous la forme d’un poème, on peut voir là une opposition entre l’œuvre en vers de Parménide et des écrits en prose (dont il ne nous reste rien) de Zénon. (⇐)
(27) La thèse de Parménide est ainsi formulée : (tu dis que) hen einai to pan. Là où, dans sa formulation de la thèse de Zénon, Socrate utilisait un sujet, ta onta, au pluriel pour le qualifier de « nombreux (polla) » (même si, comme on l’a vu, le verbe restait au singulier), pour la thèse unitaire de Parménide, il utilise un sujet au singulier : to pan, c’est-à-dire « le tout », un adjectif neutre substantivé par adjonction d’un article.(⇐)
(28) La thèse de Zénon est formulée ici : (il dit) ou polla einai. Comme précédemment, le sujet n’est pas repris (cf. note 24). On peut penser soit que c’est le plus proche, c’est-à-dire le même to pan que dans la thèse qui vient d’être présentée de Parménide, soit que c’est toujours le même que dans les énonciations précédentes de la thèse de Zénon, c’est-à-dire ta onta, plus lointain maintenant, ce qui d’ailleurs ne change pas grand chose, vu l’abstraction des termes en balance. Pour laisser cette indétermination ouverte dans la traduction, et puisqu’il s’agit dans les deux cas de neutres substantivés qui, même au pluriel, commandent un verbe au singulier, j’en reste à la traduction du sujet implicite par « ça ». (⇐)
(29) Il y a une certaine ironie dans la manière dont Socrate s’exprime ici et un art consommé dans la manière dont Platon le fait parler. On nous a dit pour nous présenter Parménide en 127b2-3 qu’il était kalon kagathon (mot à mot « bel et bon ») et Socrate nous dit ici qu’il fournit kalôs te kai eu (« bel et bien ») des preuves de ce qu’il avance, s’arrangeant de plus pour exprimer ces qualificatifs sous forme d’adverbes pour ne pas avoir à les mettre au pluriel à propos d’un thèse qui pose l’unité du tout ; pour qualifier les preuves fournies par un Zénon dont on nous a fait remarquer en 127b4 qu’il était eumèkè (« de belle taille ») du fait que le tout (to pan) n’est pas polla, Socrate utilise les adjectifs au pluriel pampolla, formé de pan en préfixe de polla, et pammegethè, lui aussi formé avec le préfixe pan ajouté à un terme qui évoque la grande taille (megethos). Bref, Zénon nous fournit des preuves nombreuses que « ça n’est pas nombreux »… Et d’ailleurs, c’est probablement dès le début de son intervention que Socrate a attiré Zénon dans un piège et l’a amené à contredire en actes ce qu’il soutenait en paroles : en lui demandant de relire « la première hypothèse du premier argument », Socrate conduit Zénon à reconnaître la pluralité qu’il nie comme présente dans les arguments qui composent son écrit et dans les éléments de chacun de ces arguments. (⇐)
(30) Cette race de chiens était réputée, les chiennes surtout, pour leur efficacité à la chasse. On les utilisait en particulier pour conduire les meutes lors de la chasse au sanglier (Xénophon, Sur la chasse, X, 4). (⇐)
(31) « Une des conséquences fortuites » traduit le grec ti tôn sumbebèkotôn. To sumbebèkos, participe parfait neutre substantivé du verbe sumbainein, dont le sens premier est « marcher ensemble », et qui signifie aussi « se produire par hasard, survenir, arriver », en parlant d’événements, est devenu un terme de philosophie, en particulier chez Aristote, pour désigner une qualité non essentielle, un « accident » au sens aristotélicien, d’une chose. (⇐)
(32) « Il arrive au discours » traduit sumbainei tôi logôi. On retrouve ici le verbe sumbainein dont Zénon vient d’employer le participe parfait ta sumbebèkota (cf. note précédente) pour caractériser les aspects fortuits de son provre travail auxquels s’attachait Socrate. Par ailleurs, en parlant de « nombreuse [conséquences] ridicules », polla kai geloia, Zénon affirme le polla qu’il nie dans son hypothèse. Lui aussi donc se contredit au moment même où il reproche aux détracteurs de Parménide de s’attacher aux contradictions que l’on peut déduire de ses discours. Ainsi donc, cet écrit répond par un discours contraire(38) à ceux qui parlent des nombreux(⇐)
(33) « Répond par un discours contraire » traduit le grec antilegei, formé par adjonction du préfixe anti- (« en face de, à l’encontre de ») au verbe legein, dont dérive logos. L’antilogia, c’est en particulier la « controverse », et l’étranger d’Élée fera référence au discours antilogikos dans la cinquième définition du sophiste, en Sophiste, 225a-226a, qui le définit comme celui qui pratique ce genre de controverses de manière éristique (c’est-à-dire pour le plaisir de la discussion) en vue d’un profit (en Alcibiade, 119a, Socrate dit que Zénon s’était fait payer des fortunes par Callias et Pythodode (cf. note 8) pour leur enseigner son art). Zénon déclare ici qu’il a pratiqué l’antilogia dans son écrit. (⇐)
(34) « Celle », hè (féminin singulier) en grec, renvoie à hè hupothèsis (féminin singulier), l’hypothèse, quelques mots auparavant dans le grec, et non, comme pourrait le laisser supposer la traduction, à « conséquences », qui n’est pas dans le grec et rend un sous-entendu impliqué par des adjectifs au neutre pluriel. (⇐)
(35) Cette histoire de manuscrit volé est pour le moins suspecte. La « publication » d’un ouvrage en ce temps-là n’était pas ce qu’elle est aujourd’hui. Les « livres » étaient en fait des rouleaux de papyrus copiés un à un, et le prix du papyrus ajouté au temps de copie faisait sans doute de ces copies des produits relativement coûteux dont la diffusion se faisait sans doute plus par lecture publique que par achat d’exemplaires personnels à lire en privé (c’est peut-être à cela que fait allusion Socrate par rapport aux « livres (biblia) » d’Anaxagore en Apologie, 26d-e, si l’on comprend ha exestin eniote ei panu polou drachmès ek tès orchèstras priamenois en Apologie, 26d10-e1 comme signifiant « qu’il est parfois permis, lorsqu’on est très nombreux, de louer [plutôt que « d’acheter », les deux sens étant possibles pour le verbe priasthai] à l’orchestre pour une drachme [sous-entendu : chacun] », ce qui expliquerait qu’il soit question de l’« orchèstras », nom qui désignait la partie du théâtre située entre la scène et les spectateurs où évoluait le chœur pendant les représentations, et où l’on peut imaginer que se regroupaient des « étudiants » et des curieux pour se faire ou se faire faire ensemble une lecture orale d’un manuscrit disponible dans la « bibliothèque » du théâtre et mis à leur disposition moyennant finance pour un prix que se partagaient les personnes intéressées). Dans l’explication que donne Zénon, le mot que j’ai traduit par « exemplaire » est graphèn, employé sans article, accusatif de graphè, terme qui peut servir à désigner tout écrit. Le grec n’implique donc pas aussi nettement que ma traduction par « exemplaire » l’existence de copies multiples. Ce qui est sûr, c’est que Zénon dispose toujours d’une copie, puisqu’il vient d’en donner lecture. Donc, soit l’exemplaire dérobé était un exemplaire unique qui aurait été restitué à Zénon après avoir été copié, et alors, si Zénon le sait, c’est qu’il connaît le voleur, ou bien l’ouvrage existait déjà en plusieurs exemplaires, et c’est donc que Zénon comptait déjà le « publier ». Par ailleurs, Zénon nous dit qu’il avait écrit cet ouvrage lorsqu’il était neos, utilisant le même terme que celui utilisé pour décrire Socrate au temps de cet entretien supposé, c’est-à-dire donc lorsqu’il avait une vingtaine d’années, et on nous a dit en le présentant qu’il a maintenant la quarantaine, mais aussi que c’était la première fois que son écrit était présenté à Athènes (127c3-4). La question se pose donc de savoir ce qu’il était advenu de son ouvrage, et en particulier de l’« exemplaire » dérobé, pendant près de vingt ans. (⇐)
(36) Zénon oppose ici deux attitudes, philonikia (déjà utilisé auparavant) et philotimia. Les deux termes sont construits sur le même modèle, et sur le même modèle que philosophia : le préfixe philo- qui siginfie « qui aime, amoureux de, qui recherche », suivi d’un terme qui indique ce que l’on aime. Philonikia, attitude attribuée par Zénon à la jeunesse, renvoie à nikè, la victoire : le philonikos est donc celui qui veut vaincre à tout prix, une attitude qui, selon Socrate, ne mène à rien dans le genre de discussions qu’il pratique (et qu’on ne le verra pas prendre dans la suite du dialogue, malgré son jeune âge). Philotimia, l’attitude que Zénon attribue à un homme d’âge mûr, renvoie à timè, la valeur, la gloire, les honneurs : le philotimos, c’est celui qui veut à tout prix se faire admirer, une attitude guère plus productive dans les discussion, et qui est pourtant celle qu’on pourra déceler chez Parménide dans la suite du dialogue. Cette réplique est la seule de quelque consistence que Platon mette dans la bouche de Zénon, qui ne reprendra brièvement la parole qu’à la fin de la discussion entre Parménide et Socrate qui va suivre (en 136d-e), pour se défiler lorsque Socrate lui demandera de faire une démonstration de la méthode que vient de décrire Parménide, préférant laisser ce soin à Parménide lui-même, malgré son grand âge, et trop content de pouvoir joindre ses prières à celles de Socrate pour profiter une nouvelle fois d’une démonstration de son maître devant lequel, à la quarantaine, il semble encore être béat d’amiraiton. Et son intervention consiste exclusivement à défendre son honneur qu’il estime bafoué par les allégations de plagiat déguisé de Socrate en n’hésitant pas pour cela à inventer des excuses peu crédibles. Bref, il fait preuve dans ses paroles de cette philotimia dont il dit qu’elle n’est pas le mobile de son écrit. Mais ce qui est sûr, c’est qu’il ne dit pas un mot sur le fond et que, dès que la discussion va devenir sérieuse, après la longue réponse que va faire Socrate à son intervention pour ramener la discussion sur les thèses défendues, c’est Parménide qui va prendre la direction de l’entretien. (⇐)
(37) La formule utilisée par Zénon pour caractériser l’intervention de Socrate est « ou kakôs apèikasas », dans laquelle on trouve le verbe apeikazein, formé sur eikazein, lui-même dérivé de eikô, « ressembler », dont dérive eikôn, « image ». (Ap)eikazein, c’est « représenter », ou, en mauvaise part, « parodier », ou encore « se représenter, se figurer », d’où « conjecturer ». (⇐)
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Première publication le 30 août 2003 ; dernière mise à jour le 30 août 2003 © 2003 Bernard SUZANNE (cliquez sur le nom pour envoyer vos commentaires par courrier électronique) Toute citation de ces pages doit inclure le nom de l’auteur et l’origine de la citation (y compris la date de dernière mise à jour). Toute copie de ces pages doit conserver le texte intact et laisser visible en totalité ce copyright.